Comment sont « nés » les immatériels … ?
Ils sont nés une deuxième fois dans le récit, mais c’est à l’origine un passage de Jung qui m’a soufflé l’idée, et dans lequel il décrit un occident pendant la guerre froide, diabolisant l’union soviétique qui incarnait le mal, tandis que les pays de l’Ouest veulent se vivre parés des vertus positives.
Il faut donc rejeter ce mal au-delà des frontières, refuser de parler avec lui, l’ensevelir sous notre mépris d’occidental sûr de sa prééminence. J’étais alors dans une phase difficile d’une psychanalyse : belle leçon du maître qui nous facilite la compréhension de ces réalités complexes et figure ainsi une séparation entre deux parties de nous mêmes
Le récit est écrit à la première personne ; êtes vous Charles ?
Un chapitre sur deux est écrit à la première personne. Dans ceux-ci Charles ne dispose que de sa vision, son point de vue, forcément modifié par ce qu’il est, ses sentiments, son éducation, ses blessures. Dans les autres moments de l’histoire, ce sont ses protagonistes que le récit suit. Plusieurs points de vue, pas toujours réconciliés, soit ennemis soit intimes, peut-être parfois les deux ? La certitude-vérité prend du plomb dans l’aile lorsqu’elle est racontée par la partie adverse …
Mais oui, Charles m’a « piqué » des parties de moi. C’est improbable de raconter à la première personne, sans jamais se représenter. A cet égard, je suis admiratif des auteurs femmes qui écrivent comme un homme, ou l’inverse ; ou qui ont un pseudonyme (Fred, Yasmina …) qui dissimule leur nature sans que l’on évente la ruse …
Croyez-vous que cette dystopie est prémonitoire ?
Evidemment. Elle figure mes peurs, parmi elles celle de voir sombrer le monde dans un désastre environnemental, moral, organisé par les nouvelles dictatures que sont le profit et l’image ; on l’aurait trouvée fictionnelle et outrée il y a 50 ans, elle ne fait en réalité qu’alourdir le trait en contemplant les dérives d’aujourd’hui. D’ailleurs, les cités de nantis, sortes d’autarcies hermétiques et privilégiées (école, commerce, sports, loisirs, sécurité totale) existent déjà en Amérique du Sud.
Ainsi, le monde des «Immatériels», qui aurait pu paraître imaginaire il y a peu, semble de moins en moins fictionnel. Dans plusieurs pays démocratiques occidentaux, le cynisme de certains dirigeants est vertigineux. Au rebours de comportements compassés en public, ils méprisent en réalité le peuple qui les a élus, mentent pour cacher leurs intentions ou effacer leurs fautes, vivent dans un monde de plus en plus artificiel, flatteur, éloigné des réalités. Dans ces mêmes états, les forces de l’ordre, mal dirigées, dérapent et violentent régulièrement, tandis qu’une presse sous contrôle reçoit la mission de faire peur, de choisir les sujets selon un usage qui est décidé comme en soutien des stratégies de groupes désormais plus puissants que les états.
Alors : le monde des Immatériels est-il si inventé que cela ? Est-ce voir un complot partout que de forcer un peu les contrastes pour montrer que les dictatures - avec d’autres apparences et d’autres moyens que celles que nous connaissions jusque là - sont en train de s’installer au pouvoir ? Et pouvons-nous penser que les états restent capables d’imposer des règles face à ces puissances gigantesques, déterritorialisées ?
N’exagérez-vous pas ?
Forcément un peu … A la manière d’un lecteur qui souligne au stylo un passage dans le texte, car c’est la phrase qui l’a intéressé ou frappé …
Mais quand-même : dans un entretien récent, le fils d’un des hommes les plus riches du monde disait que le travail d’un grand groupe consistait - entre autres approches stratégiques - à obtenir le soutien des politiques publiques et la bienveillance des gouvernants.
Mais, continuait-il, « aujourd’hui, nous sommes tellement puissants que nous n’avons plus besoin de le faire : ce sont eux qui viennent à nous pour obtenir des soutiens ».
Ce roman est-il une réflexion sociologique ?
Non, sûrement pas ; je ne maîtrise pas cette discipline qui au contraire, refuse la fiction et fonde ses analyses sur des données et des calculs rigoureux. Les Immatériels composent une intrigue policière, amoureuse, avec des gentils, des méchants et, pour que ce soit intéressant, des personnages qui jouent dans les deux camps.
C’est à ces derniers que le récit veut s’intéresser. Nous sommes tous ambigus ; nul n’est construit sans ombre. Plutôt que le noir & blanc, j’aime dessiner le gris, les frontières imprécises entre la lumière et l’obscurité, les vertueux qui se salissent ou les salauds en rédemption.
Charles joue dans les deux camps ?
Je ne vais pas révéler la fin de l’histoire. Mais en tous cas, face à des ennemis trop méchants pour être traités avec les seules armes de la vertu, il faudra bien qu’il recoure à des procédés un peu « dirty ».
Les mêmes moyens que ceux qu’emploient ses ennemis. Dans quoi a-t-il mis le doigt, sous couvert de nettoyer la cité de ses âmes noires ? Saura-t-il se nettoyer lui-même ?
Propos recueillis par Valérie Martin