Les immatériels - Roman

Des cités inaccessibles, des territoires misérables, des haines irréconciliables …

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Les Immatériels - Extraits

« Confusion » 


Mes sens se pressaient dans le désordre, bavards et tourbillonnants. Un parfum boisé de feuilles et de terre mouillées montait en moi, m’étourdissant. Le souffle me revenait à coups de respirations brûlantes. L’air vibrait à nouveau du chuchotement des vieux bouleaux qui bordaient la rive, leurs feuillages ondoyant par vagues lentes. Les vapeurs bleutées du lac se réchauffant m’entouraient en nappes imprécises qui venaient effacer le contour des grands arbres penchés au-dessus de l’eau. En un moment d’étourdissement, je me vis emprisonné par cette multitude végétale et moite, transporté hors de moi-même dans un évanouissement sensuel et vertigineux. Puis des images arrivèrent, recouvrant mes fantômes bruissants et parfumés. Une mémoire menteuse, imaginaire, me faisait mélanger souvenirs lointains et désirs enfouis, ricanant des uns et excitant les autres. S’exhumaient ainsi, devant mon esprit sans réaction et dans un désordre incohérent … / …

« Doutes » (Tome III - Rivalités)


Un souffle d’air soulève le voile devant la fenêtre; avec lui des fantômes me semblent entrer silencieusement, cachés dans le sifflement du vent, se glissant en ombres distordues le long des formes du lit et venant m’entourer de leurs regards sourds, brillants de reproches et de pleurs.


Mon agitation intérieure m’empêche de poser sereinement une réflexion; Laura m’apparaît, son regard intense me fixant, ses lèvres ouvertes pour me parler ; l’instant d’après, c’est une odeur d’algue marine qui distrait un fois de plus mon esprit pour le jeter d’une pensée à l’autre, voilier désemparé et sans cap … 


Je rejette les draps et me lève. Le bruit de mes pas est recouvert par le crépitement de la pluie sur la fenêtre vers laquelle je me suis dirigé; au dehors, l’orage rend imprécis les formes des immeubles voisins et entoure chaque point lumineux d’un halo trop lointain pour que le regard s’y retrouve. 

«Un assassinat»


Tual posa d’un geste lent ses épaisses lunettes sur le bord de la table basse, se redressa sur son fauteuil, et se leva. Il s’approcha de la fenêtre, croisa les bras et resta silencieux pendant un long moment. Sur l’immense vitre, son reflet massif apparaissait déformé comme si l’intense réflexion à laquelle il se livrait à présent eût absorbé son énergie au point que les contours de sa silhouette s’en fussent trouvés brouillés. Ses sourcils épais couvraient d’ombre son regard, dissimulant leur expression, mais Mittowsky était sûr pourtant de ne pas se tromper: Tual savait déjà ce qu’il venait de lui annoncer. La fumée s’élevait de son cigare en un mince filet gris qui ne tremblait pas.

«Traversée» 


Le grand voilier file dans l’obscurité, poussé par la brise qui a forci alors que la nuit tombait et effaçait les derniers traits de la côte. Ses trois coques laissent derrière elles un long sillage luisant sur la houle hachée qui vient par le travers arrière. La structure vibre et accélère chaque fois qu’elle est suspendue au sommet d’une crête, puis plonge le long de la pente liquide dans un mouvement de roulis qui s’amortit au creux de la vague. Le bateau, surplombé par les murailles grondantes, semble alors devoir être recouvert par l’énorme lame qui le rattrape … Il se cabre, frémit au moment où ses trois coques tremblent sous la traction de l’immense voile … puis reprend de la vitesse en se lançant à l’assaut de la prochaine pente ondoyante et sombre.


L’homme se tient debout, une main posée sur la poulie d’écoute de grand-voile, la silhouette épaissie par sa veste de quart. Dans l’obscurité, il semble à Laura qu’elle peut voir le regard aigu qui l’a dévisagée au moment de l'embarquement. Il n’a pas parlé depuis la manœuvre d’appareillage où il a donné quelques ordres d’une voix sourde et calme. Les deux équipiers lui témoignent un respect qui se manifeste dans leur empressement à lui obéir ou à lui laisser le passage lorsqu’il se déplace dans l’espace étroit du cockpit. 


Le barreur, assis à l’arrière, répète chaque ordre distinctement. Sa capuche de ciré cache presque entièrement son visage mais il lève fréquemment la tête pour surveiller la grand-voile, son œil vif venant aussitôt se reposer à l’avant du bateau sur la houle qui vient en écumant à la rencontre de la coque au vent. 



«En planque» (Tome II - Pouvoir)


Le commandant est assis à la table, à peine éclairé par une petite veilleuse qui lui permet d’écrire. Large, massif; il a le visage penché au dessus de la petite table sur laquelle il travaille, barré d’une expression renfrognée et brutale. Les deux hommes attendent respectueusement debout et sans bouger qu’il ait fini.


Après quelques minutes, pendant lesquelles le silence n’est troublé que par le bruit de son stylo sur le papier et par les feuilles qu’il tourne après les avoir annotées, il se redresse sur son fauteuil, les regarde tous les deux. Son regard dur est souligné par deux cernes profonds. La mâchoire est large, volontaire, annonçant l’énergie et l’autorité. 


L’homme, fait assez inhabituel, n’est pas en uniforme. Il a gardé sur lui une épaisse veste de cuir dont les crissements feutrés accompagnent ses mouvements quand il se tourne pour leur faire face. Quand il parle, sa voix est grave, avec des intonations métalliques inquiétantes. C’est exactement le type né pour commander. On le déteste et on le craint au premier contact.


—    Messieurs, le prévôt est mécontent.


Les deux hommes restent immobiles, pétrifiés.


—    Et moi aussi.


On entendrait presque se crisper d’inquiétude les muscles de Morel. 


—    Deux semaines d’un dispositif immobilisant une vingtaine d’agents, et pas le moindre résultat. Pas une conversation. Pas une photo. Rien. 


En fait, Émile se sent plutôt à l’aise. Il l’a bétonné, cette planque, et n’a rien à se reprocher. Ses comptes rendus sont nickels, propres. Il ne peut quand même pas se mettre à la place du type qu’ils espionnent pour fournir du matériau. Mais il reste muet quand le commandant le regarde. De toutes façons, vu la différence de grade, il n’est même pas question qu’il ouvre la bouche. En revanche, Morel et le commandant se connaissent bien. Devant les hommes ils se vouvoient, mais tout le monde sait qu’ils sont amis depuis longtemps, depuis l’école militaire. 


Pourtant, à la surprise d’Émile, le commandant s’adresse à Jean-Michel en le tutoyant: 


—    Non d’un chien, Jean-Michel, qu’est ce qu’il fichent, tes bonshommes? Quinze jours sans rien ramener sur ce petit trou du cul de conseiller! Qu’est-ce qui se passe??


—    Est-ce que je peux te parler franchement, commandant?


Ça, c’est pour demander s’il peut parler devant Emile. L’autre lève les sourcils, et donne un coup de menton pour lui dire de continuer. 


—    Ecoute, Commandant, j’ai bien potassé tout ça. On s’est gourés.


Contact : jean@carlioz.fr